PHILALÈTHE.

  1. PHILALÈTHE. PHILALÈTHE. choses qui

échappent à présent à notre entendement. § 15. Mais la
démonstration, fondée sur des idées moyennes, donne une
connaissance raisonnée. C’est parce que la liaison de l’idée
moyenne avec les extrêmes est nécessaire, et se voit par une
juxtaposition d’évidence, semblable à celle d’une aune qu’on
applique tantôt à un drap et tantôt à un autre pour faire voir
qu’ils sont égaux. § 16. Mais, si la liaison n’est que probable,
le jugement ne donne qu’une opinion.
THÉOPHILE. Dieu seul a l’avantage de n’avoir que des
connaissances intuitives. Mais les âmes bienheureuses, quelque
détachées qu’elles soient de ces corps grossiers, et les génies
mêmes, quelque sublimes qu’ils soient, quoiqu’ils aient une
connaissance plus intuitive que nous sans comparaison et qu’ils
voient souvent d’un coup d’oeil ce que nous ne trouvons qu’à
force de conséquences, après avoir employé du temps et de la
peine, doivent trouver aussi des difficultés en leur chemin, sans
quoi ils n’auraient point le plaisir de faire des découveries, qui
est un des plus grands. Et il faut toujours reconnaître qu’il y
aura une infinité de vérités qui leur sont cachées, ou tout à fait,
ou pour un temps, où il faut qu’ils arrivent à force de
conséquences et par la démonstration ou même souvent par
conjecture.
PHILALÈTHE. Donc ces génies ne sont que des animaux plus
parfaits que nous ; c’est comme si vous disiez avec l’empereur
de la lune que c’est tout comme ici.
THÉOPHILE. Je le dirai, non pas tout à fait, mais quant au fond
des choses, car les manières et les degrés de perfection varient
à l’infini. Cependant le fond est partout le même, ce qui est une
maxime fondamentale chez moi et qui règne dans toute ma
philosophie. Et je ne conçois les choses inconnues ou
confusément connues que de l,i manière de celles qui nous sont
distinctement connues : ce qui rend le philosophie bien aisée,
et je crois bien qu’il en faut user ainsi ; mais, si cette
philosophie est ia plus simple dans le fond, elle est aussi la
plus riche dans les manières, parce que la nature les peut varier
à l’infini, comme elle le fait aussi avec autant d’abondanci>,
d’ordre et d’ornements qu’ail est possible de se figurer. C’est
pourquoi je crois qu’il n’y a point de génie, quelque sublime
qu’il soit, qui n’en ait une infinité au-dessus de lui. Cependant,
quoique nous soyons fort inférieurs à tant d’êtres intelligents,
nous avons l’avantage de n’être point contrôlés visiblement
dans ce globe, où nous tenons sans contredit le premier rang ;
et, avec toute l’ignorance où nous sommes plongés, nous avons
toujours le plaisir de ne rien voir qui nous surpasse. Et, si nous
étions vains, nous pourrions juger comme César, qui aimait
mieux être le premier dans une bourgade que le second à
Rome. Au reste, je ne parle ici que des connaissances naturelles
de ces esprits, et non pas de la vision béatifique, ni des
lumières surnaturelles que Dieu veut bien leur accorder.
§ 9. PHILALÈTHE. Comme chacun se sert de la raison, ou à part
soi, ou envers un autre, il ne sera pas inutile de faire quelques
réflexions sur quatre sortes d’arguments dont les hommes sont
accoutumés de se servir pour entraîner les autres dans leurs
sentiments ou du moins pour les tenir dans une espèce de
respect qui les empêche de contredire. Le premier argument se
peut appeler argrumentum ad verecundiam, quand on cite
l’opinion de ceux qui ont acquis de l’autorité par leur savoir,
rang, puissance ou autrement ; car lorsqu’un autre ne s’y rend
pas promptement, on est porté a le censurer comme plein de
vanité, et même à le taxer d’insolence. § 20. il y a (2)
l’argumentum ad ignorantiam, c’est d’exiger que l’adversaire
admette la preuve ou qu’il en assigne une meilleure. § 21. Il y a
(3) argumentum ad hominem, quand on presse un homme par
ce qu’il a dit lui-même. § 22. Enfin il y a (4) argumentum ad
judicium, qui consiste à employer des preuves tirées de
quelqu’une des sources de la connaissance ou de la
probabilité ; et c’est le seul de tous qui nous avance et instruit ;
car si par respect je n’ose point contredire, ou si je n’ai rien de
meilleur à dire, ou si je me contredis, il ne s’ensuit point que
vous ayez raison. Je puis être modeste, ignorant, trompé, et
vous pouvez vous être trompé aussi.
THÉOPHILE. Il faut sans doute faire différence entre ce qui est
bon à dire et ce qui est vrai à croire. Cependant, comme la
plupart des vérités peuvent être soutenues hardiment, il y a
quelque préjugé contre une opinion qu’il faut cacher.
L’argument ad ignorantiam est bon dans les cas à présomption
où il est raisonnable de se tenir à une opinion jusqu’à ce que le
contraire se prouve. L’argument ad hominem a cet effet qu’il
montre que l’une ou l’autre assertion est fausse, et que
l’adversaire s’est trompé de quelque manière qu’on le prenne.
On pourrait encore apporter d’autres arguments dont on se sert,
par exemple, celui qu’on pourrait appeler ad veriiginem,
lorsqu’on raisonne ainsi : si cette preuve n’est point reçue,
nous n’avons aucun moyen de parvenir à la certitude sur le
point dont il s’agit, ce qu’on prend pour une absurdité. Cet
argument est bon en certain cas, comme si quelqu’un voulait
mer les vérités primitives et immédiates, par exemple, que rien
ne peut être et n’être pas en même temps, car s’il avait raison il
n’y aurait aucun moyen de connaître quoi que ce soit. Mais
quand on s’est fait certains principes et quand on les veut
soutenir, parce qu’autrement tout le système de quelque
doctrine reçue tomberait, l’argument n’est point décisif ; car il
faut distinguer entre ce qui est nécessaire pour soutenir nos
connaissances, et entre ce qui sert de fondement à nos doctrines
reçues ou à nos pratiques. On s’est servi quelquefois chez les
jurisconsultes d’un raisonnement approchant pour justifier la
condamnation ou la torture des prétendus sorciers sur la
déposition d’autres accusés du même crime, car on disait : Si
cet argument tombe, comment les convaincrons-nous ? et
quelquefois en matière criminelle certains auteurs prétendent
que dans les faits où la conviction est plus difficile, des
preuves plus légères peuvent passer pour suffisantes. Mais ce
n’est pas une raison. Cela prouve seulement qu’il faut
employer plus de soin, et non pas qu’on doit croire plus
légèrement, excepté dans les crimes extrêmement dangereux,
comme, par exemple, en matière de haute trahison, où cette
considération est de poids, non pas pour condamner un homme,
mais pour l’empêcher de nuire ; de sorte qu’il peut y avoir un
milieu, non pas entre coupable et non coupable, mais entre la
condamnation et le renvoi dans les jugements où la loi et la
coutume l’admettent. On s’est servi d’un semblable argumeit
en Allemagne depuis quelque temps pour colorer les fabriques
de la mauvaise monnaie ; car, disait-on, s’il faut se tenir aux
règles prescrites, on n’en pourra point battre sans y perdre. Il
doit donc être permis d’en détériorer l’alliage. Mais outre
qu’on devait diminuer le poids seulement, et non pas l’alliage
ou le titre, pour mieux obvier aux fraudes, on suppose qu’une
pratique est nécessaire, qui ne l’est point ; car il n’y a point
d’ordre du ciel ni de loi humaine qui oblige à battre monnaie
ceux qui n’ont point de mine ni d occasion d’avoir de l’argent
en barres ; et de faire monnaie de monnaie, c’est une mauvaise
pratique, qui porte naturellement la détérioration avec elle.
Mais comment exercerons-nous, disent- ils, notre régale d’en
battre ? La réponse est aisée. Contentez-vous de faire battre
quelque peu de bon argent, même avec une petite perte, si vous
croyez qu’il vous importe d’être mis sous le marteau, sans que
vous ayez besoin ni droit d’inonder le monde de méchant
billon.
§11. PHILALÈTHE. Après avoir dit un mot du rapport de notre
raison aux autres hommes, ajoutons quelque chose de son
rapport à Dieu, qui fait que nous distinguons entre ce qui est
contraire à la raison et ce qui est au-dessus de la raison. De la
première sorte est tout ce qui est incompatible avec nos idées
claires et distinctes ; de la seconde est tout sentiment dont nous
ne voyons pas que la vérité ou la probabilité puisse être déduite
de la sensation ou de la réflexion par le secours de la raison.
Ainsi l’existence de plus d’un Dieu est contraire à la raison, et
la résurrection des morts est au-dessus de la raison.
THÉOPHILE. Je trouve quelque chose à remarquer sur votre
définition de ce qui est au-dessus de la raison, au moins si vous
la rapportez à l’usage reçu de cette phrase ; car il me semble
que de la manière que cette définition est couchée, elle va trop
loin d’un côté et pas assez loin de l’autre ; et si nous la suivons,
tout ce que nous ignorons et que nous ne sommes pas en
pouvoir de connaître dans notre présent état serait au-dessus de
la raison, par exemple, qu’une telle étoile fixe est plus ou
moins grande que le soleil, item que le Vésuve jettera du feu
dans une telle année, ce sont des faits dont la connaissance
nous surpasse, non pas parce qu’ils sont au- dessus des sens, car
nous pourrions fort bien juger de cela si nous avions des
organes plus parfaits et plus d’information des circonstances. Il
y a aussi des difficultés qui sont au-dessus de notre présente
faculté, mais non pas au-dessus de toute la raison : par
exemple, il n’y a point d’astronome ici-bas qui puisse calculer
le détail d’une éclipse dans l’espace d’un Pater et sans mettre
la plume à la main, cependant il y a peut-être des génies à qui
cela ne serait qu’un jeu. Ainsi toutes ces choses pourraient être
ren- dues connues ou praticables par le secours de la raison, en
supposant plus d’information des faits, des organes plus
parfaits et l’esprit plus élevé.
PHILALÈTHE. Cette objection, cesse si j’entends ma définition
non seulement de notre sensation ou réflexion, mais aussi de
celle de tout autre esprit créé possible.
THÉOPHILE. Si vous le prenez ainsi, vous avez raison. Mais il
restera l’autre difficulté, c’est qu’il n’y aura rien au-dessus de
la raison suivant votre définition, parce que Dieu pourra
toujours donner des moyens d’apprendre par la sensation et la
réflexion quelque vérité que ce soit ; comme, en effet, les plus
grands mystères nous deviennent connus par le témoignage de
Dieu, qu’on reconnaît par les motifs de crédibilité sur lesquels
notre religion est fondée, et ces motifs dépendent sans doute de
la sensation et de la réflexion. Il semble donc que la question
est, non pas si l’existence d’un fait ou la vérité d’une
proposition peut être déduite des principes dont se sert la
raison, c’est-à-dire de la sensation et de la réflexion, ou bien
des sens externes et internes ; mais si un esprit créé est capable
de connaître le comment de ce fait ou la raison a priori de cette
vérité ; de sorte qu’on peut dire que ce qui est au-dessus de la
raison peut bien être appris, mais il ne peut pas être compris
par les voies et les forces de la raison créée, quelque grande et
relevée qu’elle soit. Il est réservé à Dieu seul de l’entendre,
comme il appartient à lui seul de le mettre en fait.
PHILALÈTHE. Cette considération me paraît bonne, et c’est ainsi
que je veux qu’on prenne ma définition. Et cette même
considération me confirme aussi dans l’opinion où je suis que
la manière de parler qui oppose la raison à la foi, quoiqu’elle
soit fort autorisée, est impropre ; car c’est par la raison que
nous devons croire. La foi est un ferme assentiment, et
l’assentiment réglé comme il faut ne peut être donné que sur de
bonnes raisons. Ainsi celui qui croit sans avoir aucune raison
de croire peut être amoureux de ses fantaisies, mais il n’est pas
vrai qu’il cherche la vérité, ni qu’il rende une obéissance
légitime à son divin maître, qui voudrait qu’il fit usage des
facultés dont il l’a enrichi pour le préserver de l’erreur.
Autrement, s’il est dans le bon chemin, c’est par hasard ; et s’il
est dans le mauvais, c’est par sa faute, dont il est comptable à
Dieu.
THÉOPHILE. Je vous applaudis fort, monsieur, lorsque vous
voulez que la foi soit fondée en raison : sans cela pourquoi
préférerions-nous la Bible à l’Alcoran ou aux anciens livres des
bramines ? Aussi nos théologiens et autres savants hommes
l’ont bien reconnu, et c’est ce qui nous a fait avoir de si beaux
ouvrages de la vérité de la religion chrétienne, et tant de belles
preuves qu’on a mises en avant contre les païens et autres
mécréants anciens et modernes. Aussi les personnes sages ont
toujours tenu pour suspects ceux qui ont prétendu qu’il ne
fallait point se mettre en peine des raisons et preuves quand il
s’agit de croire ; chose impossible en effet, à moins que croire
ne signifie réciter, ou répéter et laisser passer sans s’en mettre
en peine, comme font bien des gens, et comme c’est même le
caractère de quelques nations plus que d’autres. C’est pourquoi
quelques philosophes aristotéliciens des xv^ et xvi*^ siècles,
dont les restes ont subsisté encore longtemps depuis (comme
l’on peut juger par les lettres de feu M. Naudé^ et les
Naudeana), ayant voulu soutenir deux vérités opposées, l’une
philosophique et l’autre théologique, le dernier concile de
Latran sous Léon X eut raison de s’y opposer comme je crois
avoir déjà remarqué. Et une dispute toute semblable s’éleva à
Helmstaedt autrefois entre Daniel Hoffmann 2, théologien, et
Corneille Martin, philosophe ; mais avec cette différence que
le philosophe conciliait la philosophie avec la révélation, et
que le théologien en voulait rejeter l’usage. Mais le duc Jules,
fondateur de l’université, prononça pour le philosophe. Il est
vrai que de notre temps une personne de la plus grande
élévation disait qu’en matière de foi il fallait se crever les yeux
pour voir clair, et Tertullien dit quelque part : Ceci est vrai, car
il est impossible ; il le faut croire, car c’est une absurdité. Mais
si l’intention de ceux qui s’expliquent de cette manière est
bonne, toujours les expressions sont outrées et peuvent faire du
tort. Saint Paul parle plus juste lorsqu’il dit que la sagesse de
Dieu est folie devant les hommes ; c’est parce que les hommes
ne jugent des choses que suivant leur expérience, qui est
extrêmement bornée, et tout ce qui n’y est point conforme leur
paraît une absurdité. Mais ce jugement est fort téméraire, car il
y a même une infinité de choses naturelles qui nous passeraient
pour absurdes sf:id:gpdimonderose:20160310034309p:plainf:id:gpdimonderose:20160310034359p:plainf:id:gpdimonderose:20160310034339p:plainf:id:gpdimonderose:20160310034240p:plainf:id:gpdimonderose:20160310034157p:plainf:id:gpdimonderose:20160310034309p:plainf:id:gpdimonderose:20160310221148p:plainf:id:gpdimonderose:20160312231034p:plain